Si on dansait...

Quand Babelio m'a proposé cette lecture en Masse critique, j'ai été séduite par l'histoire. Voilà qu'on allait me transporter à Londres, chez un marchand de vinyles ! 


Au fond d'une impasse délabrée, une boutique de vinyles. Là, Frank, le marchand de vinyles, un imposant gaillard d'une quarantaine d'années, écoute la musique intérieure de ses clients et les guérit en leur proposant la musique qui leur convient. 
Mais à ne faire qu'observer les autres, Frank ne s'occupe pas tellement d'écouter son propre coeur et passe à côté de sa vie... jusqu'à ce qu'une jeune femme, en manteau vert, s'évanouisse devant sa boutique. Alors qu'il constate, intrigué, qu'il ne parvient pas à cerner la petite musique de Lisa Brauchmann, cette dernière lui demande de lui donner des cours, pour apprendre à écouter la musique. 
Conquis, Frank est perdu : il est très méfiant quand il s'agit d'ouvrir son coeur...
Que cache donc Lisa ? Frank va-t-il enfin tenter sa chance ?


Je m’imagine donc le magasin de disques de Frank, à l'étroit mais fier, dans une rue qui décline, mais encore chaleureuse des gens qui y habitent et s'y serrent les coudes. J'y vois le chef de file des dernières boutiques qui résistent dans cette rue que la municipalité Londonienne abandonne à la fin des années 80.

C’est là que Frank lutte, avec une conviction presque désespérée, contre l’irrémédiable : la disparition du vinyle, supplanté par les CD, celle des commerces de proximité qui créent des liens avec et entre les gens, et celle aussi de toute une communauté dont les membres ont su si longtemps prendre soin les uns des autres. 
Une tragédie, dont la fin s'annonce par vagues successives, jusqu'à un climax destructeur et dont le héros au coeur noble est broyé quand ses convictions affrontent la lente agonie d'une ère musicale et sociale.

Car Si on dansait... offre également une chronique :
- de la musique, à travers le vécu de Frank et ses souvenirs, qui ressurgissent des leçons de sa mère, à travers les années et les genres ;
- du marché de la musique, qui court de progrès en progrès, sans bien savoir ce qu'il y gagne ou ce qu'il y perd, faisant pression sur les nostalgiques pour qu'ils s'adaptent ;
- d’un quartier de Londres, qui se ruine de mois en mois et dont la décrépitude semble être accélérée par la municipalité elle-même et des agents immobiliers rapaces.

Rachel Joyce parvient à présenter des personnages authentiques, pleins de petites lubies et de fêlures touchantes.
Frank, le premier, est une sorte de virtuose qui lit en ses clients pour choisir la musique dont ils ont besoin et les guérir d’un chagrin d’amour, relancer leur libido ou les aider à avancer dans la vie. 

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"Barber. L'Adagio pour cordes. Elle n'en avait jamais entendu parler. Maud écoutait surtout du Def Leppard, le plus fort possible, et tou ce qui arrivait à faire taire cette voix intérieure. Où est la gosse ? Va me chercher ma pantoufle. Quand apprendra-t-elle à être une gentille petite fille ? Mais lorsque Frank lui avait fait écouter ce disque, elle avait eu l'impression de passer une porte magique. Cet adagio était si triste et si simple qu'il aurait pu vous briser le coeur, mais ce n'était pas ce qui se produisait. Après la plus douce des introductions, la musique prenait de l'ampleur, comme si vous grimpiez une volée de marches, jusqu'à ce que les violons se mettent presque à hurler : AHHHHHH - et puis tout s'arrêtait. Plus rien.
Elle en avait eu des haut-le-coeur. Et lorsque la musique avait repris, elle était en pleurs. Comme si un robinet de larmes s'était ouvert en elle. La vie continue, lui disait la musique, même lorsuqo'n croit que c'est impossible. oui, la peur est bien réelle. Et la cruauté aussi. Parfois, on ne sait plus où on en est. Mais écoutez bien, car il y a aussi de la beauté. L'aventure humaine en vaut la peine.
Une fois sortie de la cabine, la musique avait pénétré son coeur. La boutique n'avait pas changé, le passé non plus, mais il y avait quelque chose d nouveau. Elle ne savait pas ce que c'était, mais c'était un véritable petit miracle. Et c'était Frank qui le lui avait offert."
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Frank est un Don Quichotte des temps modernes ; ses moulins à vent sont l’industrie du disque et l’immobilier vorace. Il représente les valeurs d’entraide et d’humanité qui sont le noyau d’une communauté. Mais voilà : la chute est déjà là et peu à peu, malgré tous ses efforts, ce monde-là disparaît. Peut-être lui aussi risque-t-il d'en faire les frais...

C’est autour de lui que se soude la communauté : le vieux boulanger Polonais qui a perdu sa femme et subit le racisme, l’ancien curé qui a renoncé à la  prêtrise mais tient une boutique d’objets religieux, les frères jumeaux qui tiennent une boutique funéraire héritée de générations en générations, et Maud, la tatoueuse, une femme grognon au cœur de midinette, qui soupire depuis des années après Frank.


Quand elle fait son entrée dans Unity Street, Lisa Brauchmann est à la fois un nouvel élan et une énigme pour tout le quartier : voilà une étonnante Belle au bois dormant qui élit domicile en s'évanouissant sur le trottoir ! Et cette tenue ! Le manteau vert hante le quartier, d'autant qu'on peine à savoir qui elle est et ce qu'elle fait. Non contente d'enfiler un costume pour se cacher (Je parle des gants qui ne la quittent pas), la jeune femme dit peu de choses sur elle : elle préfère écouter Frank lui parler de musique ou jouer du marteau et réparer ce que casse le jeune vendeur maladroit.  Frank est conquis, mais lui qui sait si bien lire le cœur de ses clients est un cordonnier bien mal chaussé...

L'histoire d'amour est jolie, d'autant plus qu'elle s'étire sur des années, sur le fil prêt à se rompre, chaque fois que Frank recule ou que Lisa renonce. Elle est d'un grand réalisme et d'un romantisme délicat, fait du même matériau que le cœur de ses personnages.

Porté par la voix de Frank, le lecteur s'initie, en toute ouverture d'esprit, à la musique, dans ce magasin hétéroclite, fait de bric et de broc : les cabines d'écoute sont d'antiques armoires ; les vinyles sont classés par affinité plutôt que par ordre alphabétique. Tour à tour, le marchand de vinyle conseille Mendelssohn, Bills Evans ou la symphonie n°5 de Beethoven, les Beatles, David Bowie, The Damned... Sa culture est étendue ; son goût diversifié et pas snob. Prêt à casser les codes pour faire sortir ses clients de leur zone de confort qui les tient prisonniers, Frank n'hésite pas à faire le grand écart. Ainsi, au féru de Chopin dont le coeur est brisé, il fera écouter la complainte d'Aretha Franklin.
Quand une femme intervient dans sa vie et le trouble, Frank voit ressurgir les souvenirs de Peg, la femme qui l'a élevé d’une manière si peu orthodoxe qu'elle ne s’est jamais vraiment comporté comme une mère. Grâce à elle, il a pris goût à la musique ; il a développé une écoute toute particulière de la musique. Plus tard, s'improvisant marchand de vinyles, il est resté le digne héritier maternel. 
Son passé est l’occasion pour le lecteur de découvrir des classiques, d'en apprendre davantage sur les compositeurs classiques, une histoire non pas formelle et figée, mais fourmillant d'anecdotes soumises au regard affuté de sa mère. Les conseils que Frank dispense à ses clients et les leçons de musique réclamées par Lisa nous donnent une large palette de musique, une musique en tous genres, éclectique et ouverte, qui fait le grand écart entre le jazz et le punk, le classique et le contemporain.

Belle leçon sur la musique ! Thérapie des cœurs, narratrice d’histoires et expression de l’indicible. Voilà le supplément d’âme que j’aime ! Quand on me transmet une vision du monde, des valeurs, qu’on me fait dépositaire d’une Histoire  (avec un grand H) dans laquelle se lovent des trajectoires personnelles, quel bonheur !
On y ajoute une longue liste de titres et d'artistes et me voilà à créer ma playlist sur mon petit logiciel : Tiens ! je connais celle-là ! Ah mais celle-là, elle est géniale ! 
Je me plonge avec ferveur dans un bain musical, portée par les notes et l'analyse que le livre en propose.

Exemple - Leçon particulière de Frank à Lisa :

"Voici God Save the Queen des Sex Pistols. Cette chanson est sortie en 77, l'année du jubilé d'argent de la reine, pendant que le pays tout entier se préparait aux festivités. Et ce que ça dit, c'est : Il n'y a pas d'avenir. L'Angleterre rêve. C'est une façon de se moquer de l'establishment et de la monarchie, mais avec un humour très britannique. Ce groupe était composé de quatre jeunes dépravés sachant à peine jouer. A ce moment, ils ont bien regardé tous ces gens avec leurs chapeaux de fête et ils ont dit la chose que personne n'avait jamais osé dire : Fuck the Queen."


Je conseille donc ce livre aux curieux ! Ceux qui lisent, ceux qui écoutent de la musique, ceux qui lisent en écoutant de la musique ! Aux curieux du cœur humain, de ses petites flammes et de ses brisures ! Aux amoureux, les courageux et les moins courageux, les échaudés et les audacieux !
Je le prescris, à la sauce avec laquelle je l'ai dévoré : en prolongeant l'expérience de la lecture par l'écoute de la musique qu'on voit décrite avec le coeur. 




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