Dans l'intime du lecteur avec 1144 livres, de Jean Berthier




D’abord pour le titre dont le nombre évoquait une abondance de lectures et donc un incommensurable plaisir ; puis, pour son narrateur et le pitch :

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Un bibliothécaire, enfant né sous X, reçoit un jour un bien singulier héritage : 1144 livres, lui provenant de sa mère biologique.

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Par ailleurs, l’argument de la quatrième de couverture, proposait un « conte cruel pour enfants », où la mère « s’était transformée en livres ; cela parlait à mon fantasme de lectrice et de future mère adoptante.

En ouvrant le volume, dont le format, bien plus haut que large, amène un rapport particulier, sensuel, avec ses pages, je découvre la collection dans laquelle il figure : les Passe-Murailles, nom composé déjà croisé au fronton d’une œuvre bien connue de Marcel Aymé, propose des livres qui nous parlent de livres et nous font évoluer parmi eux et en leur sein. Ma curiosité est éveillée ; peut-être me faudra-t-il la satisfaire en acquérant les quelques ouvrages déjà publiés, d’autant qu’ils ont visiblement fait forte impression sur certaine lectrice, dont j’ai lu le compte-rendu...

Puis je me dis : Voilà un petit opuscule qui se savoure et dont la prose m’a été aussi délectable qu’une gorgée de bon vin dans la bouche d’un œnologue ! En goûtant ces phrases qui se déroulaient, langoureuses et alambiquées, je me suis rendue compte à quel point mes lectures actuelles, qui ne manquent pas d’imagination ni de contenu, manquent souvent de style.


Que dire de l’intrigue ? Peu de choses se passent et en même temps, tout change. Ce roman est davantage une nouvelle, selon moi, puisqu’en une centaine de pages, le lecteur voit la vie du narrateur transformée par un événement.

Pendant longtemps, j’ai douté du fait que Jean Berthier eût bien loué la lecture. Selon moi, il proposait bien davantage un portrait du lecteur que de la lecture, dans toutes ses subtilités.


"Le visage d'une jeune fille assis en face de moi me retint. Elle aussi lisait.  Il s'exprimait d'elle cette force de retrait que les non-lecteurs n'apprécient pas toujours chez les lecteurs pour le privilège de liberté qu'ils y décèlent. Avait-elle, comme moi à son âge, saisi qu'au-delà de toutes les séductions que la modernité exerçait sur nous, malgré toutes les informations théoriques et pratiques qui pouvaient se transmettre par divers canaux de communication, il y avait une part de son âme et de l'âme du monde que seuls le livre et la littérature étaient à même d'éclairer ?"



Que s’est-il donc passé ?
On découvre un narrateur poussé dans ses retranchements, ramené à son traumatisme d’enfant abandonné et qui se méfie de ses propres fantasmes : il ne souhaitait pas remuer le passé, qu’il pensait avoir solidement et définitivement enterré, mais c’était sans compte cette vieille dame qui est un jour allée voir Maître Noblecourt pour léguer, au fils abandonné, sa bibliothèque.
Les livres, dès lors qu’ils sont associés à cette femme, qui est la mère sans l’avoir été, se dévoile par sa bibliothèque sans donner son identité, reposent sur une ambivalence : ils sont le moyen et la fin, c’est-à-dire une ouverture vers cette inconnue et la preuve de son inaccessibilité. Méfiant, le narrateur les rejette comme l’enfant aurait rejeté la mère, trop tard revenue. Réticent, il s’en approche, devient curieux mais s’en dédit. Il ne s’agirait pas d’y mettre une trop grande charge émotionnelle. Ainsi, le rapport entre le narrateur et ses livres apparaît-il sous un angle plutôt négatif tout au long du récit : ceux-ci deviennent le reflet d’une vie passive, non vécue, et d’une grande solitude.
Les bibliothèques sont d’ailleurs associées à la figure maternelle, à la perte d’un être cher et donc à la mort, tout en fondant une destinée, un parcours de vie.


"Les lecteurs ne forment pas une communauté soudée par quelque Souverain Bien de la lecture. lire ne promet rien, ne protège de rien, ne garantit rien ; les barbares aussi ont leurs oeuvres préférées et leurs poèmes d'amour ; on connaît de grands imbéciles qui ont beaucoup lu ; on sait des bourreaux adossés à de somptueuses bibliothèques."


A plusieurs reprises, durant ma lecture, je renâcle : Non ! Je ne suis pas d'accord ! Bien sûr, lire est un acte solitaire, mais on peut partager ses lectures, vanter les mérites de tel livre afin qu'il soit lu, comme je le fais avec ce blog, ou sur mon compte Twitter, lors des clubs de lecture auxquels je participe, ou encore lorsque je dépose mes avis sur Babelio ou Goodreads. Trouver un lecteur ou une lectrice qui apprécie, comme soi, un livre, c'est découvrir quelqu'un avec qui parler pendant des heures, se faire un(e) ami(e) peut-être ? 


Heureusement, la fin me réconcilie (le réconcilie aussi ?) avec cette partie de lui (et de moi) qu’il dévoile et que j’aurais préféré voir ignorée :


"Les livres nous révèlent ce paradoxe que l'existence est une chose si grande qu'elle ne se suffit jamais à elle-même, car sans cesse elle s'évanouit dans le flux de nos vies mortelles, sans cesse elle s'égare dans les myriades du multiple, sans cesse elle obscurcit la ligne claire des raisons. Comment faire mesure de la vie incommensurable ? La littérature s'y essaie. Aussi faut-il imaginer le lecteur comme l'homme paradoxal par excellence qui ne peut combler sa curiosité de la vie qu'en s'en détournant."


Ce livre incite inévitablement le lecteur à s'interroger sur son propre rapport aux livres : que représentent-ils pour lui ? Comment y est-il venu ? Quelles figures, quelles bibliothèques ont fait de lui un lecteur ? Que dirait-on de lui, d'après ses bibliothèques ? Que n'y découvrirait-on pas ? Des questions très intimes, finalement, qui touchent à l'identité qui nous fonde, à notre propre, et unique, conception du monde.  Pas étonnant que certaines fois, les livres cités par le narrateur, malgré le rapport sensuel qu'il y trouve, ne m'aient pas parlé...



Une bien belle découverte que ces 1144 livres ! J'ai savouré une langue que je n'avais pas goûtée depuis longtemps, et qui se déploie pour embrasser la moindre subtilité ! La description du lecteur et de la lecture, bien que longtemps biaisée par le rapport douloureux que le narrateur entretient avec sa mère biologique et le deuil de celle-ci, est plutôt fidèle aux sujets : on s'y retrouve !






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