D'encre, de verre et d'acier, de Gwendolyn Clare


Regardez-moi donc cette couverture ! A partir d'une goutte d'encre, qui dégouline sur du papier et s'éponge en diverses nuances de bleu et de vert,  se construit un monde suspendu, mélange hybride de construction en pierres, style Renaissance (?), et d'un entrelacs de flore et de rouages, le tout surmonté d'une coupole. On nous invite à construire du rêve !

Imaginons maintenant que nous nous trouvions dans un monde où la folie est une forme exacerbée de la créativité. On retrouve des petits génies de la mécanique, de l'alchimie ou de la scriptologie. Cette dernière discipline consiste à créer, avec de l'encre et du papier, des univers entiers. Quand l'un des scriptologues de ce XIXe siècle, Charles Montaigne, parvient à ajouter des êtres humains, dans l'un de ses livres-mondes, c'est la révolution : ses créatures, dont Jumi da Veldana, elle-même initiée aux secrets de la scriptologie, réclament leur indépendance.
Mais voilà : Jumi da Veldana est enlevée, sous les yeux de sa fille Elsa. La jeune fille se rend donc dans le monde réel pour comprendre ce qu'il se passe et découvre que l'appartement de Charles Montaigne a pris feu ! 
Mais qui a pu mettre le feu ? Et où se trouve  sa mère ? Qui l'a enlevé ? Qu'est-il arrivé au livre qui contient son propre monde, Veldana ? Pourra-t-elle seulement y retourner un jour ?
En quête de sa mère et de son livre-monde, Elsa découvre le monde réel, et l'amitié, au sein d'un asile de fous, la Casa della Pazzia, où de jeunes talents facétieux apprennent à développer leur potentiel. Pendant ce temps, de sombres complots s'ourdissent à Pise...

Je suis bien en peine de résumer tout ce qu'il se passe dans le roman, tant il y a de données : tout un lexique et une mythologie associés au monde créé par Gwendolyn Clare, une multitude de personnages qui ne se dévoilent pas tout de suite, de nombreux mystères et actions qui s'enchaînent et conduisent Elsa à voyager un peu partout et de bien des manières.

D'Encre, de verre et d'acier  a été pour moi une très bonne lecture. Son univers est original, inventif, foisonnant, porteur de symboles et plein d’aventures et de rebondissements. Le lecteur est transporté dans un XIXe siècle alternatif, en Europe, et découvre l'Italie. Son voyage ne se fait donc pas  seulement entre les mondes mais aussi dans l’Histoire, et dans une histoire que je connais très mal, celle de l'Italie du XIXe siècle.

La présentation des personnages, surtout des jeunes aliénés, Léo, Porzia et Faraz, est aussi dynamique qu'ils sont exubérants :  chacun entre dans la vie d'Elsa, à sa façon toute particulière, une bonne manière d'inviter à la tolérance envers celui qui est différent, car son extravagance est peut-être aussi le signe de son génie... 


Jai été touchée par Elsa, qui tente de se protéger des curieux en conservant une distance méfiante envers les autres. La douleur du deuil, cachée sous une nonchalance affichée, l’orgueil et les mensonges de Léo, le snobisme mêlé à  une sollicitude toute maternelle de Porzia m'ont intriguée et émue : voilà des personnages bien paradoxaux, dont les personnalités se révèlent assez mystérieuses. Faraz, lui, est un personnage plus en retrait : calme, il semble apaiser les autres et permettre au groupe de se former.
Quand les adultes trahissent, déçoivent ou font défaut, les adolescents se créent une petite famille à laquelle se fier. Car s'entraider, c'est être plus fort.
Les créatures ne sont pas en reste : baroques, elles sont d'un exotisme facétieux : la créature de Faraz joue les mascottes tandis que Casa, la maison où séjournent les adolescents est à la fois une créature douée d'un caractère affirmé, et de plans secrets pour réunir Elsa et les autres, une figure maternelle et un monde.


Ce livre a tenu ses promesses : il m'a parlé du sujet qui me taraude depuis des années : le pouvoir créateur.

Car ce roman est une métaphore du pouvoir créateur et plus particulièrement du pouvoir de l’écriture, appelée, dans l’œuvre de Gwendolyn Clare, scriptologie. Les livres-mondes ne sont, finalement, que l'aboutissement, dans la réalité, du pouvoir de créer des univers imaginaires au sein d’un livre. Un bien beau rêve, d'autant plus qu'il se partage ! Mais quand l'écrivain s’apparente à un dieu, susceptible de créer l’être humain et de lui imposer ses choix arbitraires, il y a un problème. A-t-il le droit de régenter comme il l’entend, la vie de ses créatures ? Jumi, enceinte malgré elle, m’a fait penser à Mussolini et sa politique de la natalité (Les femmes ne sont que des ventres.).

Se pose aussi la question de la créature, à travers l’existence des Veldaniens, premiers êtres vivants scriptés, c’est-à-dire créés par un scriptologue, et vivant à l’intérieur d’un livre-monde, mais aussi par le biais de Skandar, petite créature d’origine alchimique, à la fois repoussante et touchante. À quelle existence peuvent prétendre ces créatures ? Que doivent-elles à leur créateur ? Quel pouvoir leur créateur a-t-il sur elles ? 
Ici, les Veldaniens ont réclamé leur indépendance, privant leur créateur de tout pouvoir sur son monde et ses créatures. Logique, pour les créatures qui souhaitent acquérir une vie autonome. Moins logique, pour le créateur, qui perd tous les droits sur sa création, même si l’on sait bien que l’œuvre échappe à son auteur, dès lors qu’elle rencontre un public. .. Moins logique aussi que les créatures acquièrent les droits de changer leur propre monde : ne serait-ce pas blasphématoire, quelque part ? Ou une preuve d’orgueil que de prétendre modifier son environnement à sa guise ? On devine ici un questionnement sur l'Homme et son rapport avec son environnement.

Je trouve également très intéressant de proposer une autre vision de la folie et de la création : l’extravagance du créatif devient la folie ; la folie devient une excentricité, source de création. Mais ce point est très (trop?) rapidement assimilé dans la narration, sans vraiment donner lieu à des explications plus poussées, et c’est dommage. La Maison de la Folie, la Caza della Pazzia, devient un internat pour jeunes créatifs, comme si cela allait de soi. Selon moi, ce n'est pas assez développé. 

Pendant ma lecture, je n'ai pu m'empêcher de comparer D'Encre, de verre et d'acier avec A la Croisée des Mondes, de Philip Pullman, tant j'ai trouvé de  points communs : 
-  la présence de différents mondes, auxquels on accède par des portails ; 
- l’utilisation d'une technologie "mystique", qui touche un peu à la mécanique et un peu à la magie : la boussole de Lyra, les inventions d'Elsa... ; 
- des enfants qui se retrouvent seuls à arpenter le monde, où ils découvrent des alliés et des ennemis ; et qui se battent contre les ambitions dangereuses et débordantes des adultes qui les entourent.
Mais l’univers n’est pas aussi fouillé cependant, que dans l'oeuvre de Philip Pullman. J’ai ainsi aimé les quelques fois où on assistait à la création d’un livre-monde mais j'ai aussi été frustrée que le processus ne soit pas davantage exposé, tout comme l’art mécanique ou alchimique d’ailleurs.
On me rétorquera que c'est un livre jeunesse, dont la cible réclame une certaine simplicité. Cet argument aurait le tort de se méprendre sur les capacités de compréhension des jeunes lecteurs et de ne dévoiler que la surface d'un univers qui repose sur une continuelle mise en abîme de lui-même et dont les symboles eux-mêmes peuvent se dupliquer et se répondre entre eux, pour susciter la réflexion.


Séduite par le sujet et la créativité de l'écriture, par ses personnages aux caractères affirmés et aux personnalités complexes et par le rythme étourdissant de sa narration, j'attends le tome 2 d'Encre, de verre et d'acier avec impatience, car les derniers rebondissements risquent fort de répondre à mon besoin de voir l'univers du roman approfondi : tout y est chamboulé et promet un renouvellement de l'intrigue digne d'un chef d'oeuvre. 











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Ce livre vous tente ? Retrouvez également une fantaisie tout aussi exigeante, dans le roman d'Erin Beaty, aussi chez Lumen :



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